L’élite institutionnelle et la paysannerie dans la première moitié du XIXe siècle

Vincent Lauzé
Université de Sherbrooke

Résumé : Cet article cherche à situer la famille Lauzé par rapport à l’élite de la seigneurie de Lotbinière dans la première moitié du 19e siècle. Pour ce faire, nous allons jeter un regard sur le réseau social de cette famille, en analysant les mariages et le parrainage/marrainage. Ensuite, nous allons positionner cette famille dans la hiérarchie paysanne de Lotbinière à l’aide des recensements de 1831 et 1842. À notre objectif principal, nous tenterons d’éclaircir d’autres questions, à savoir s’il y avait une faible ou une forte mobilité sociale au sein de cette famille ou encore si le statut social de cette famille se modifia tout au long de la période étudiée. Ces questions secondaires nous aideront à savoir si les Lauzé étaient liés de près à l’élite locale ou bien s’ils ne faisaient qu’entretenir des relations sporadiques avec cette dernière.

 

Table des matières
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    Dans les récits historiques portant sur le Québec préindustriel, le pouvoir a souvent été associé au clergé, aux seigneurs et à la noblesse. Cependant, ce n’est pas tout à fait le cas lorsqu’on scrute plus en détail le Québec rural du 19e siècle. La présente analyse cherche donc à faire vivre des institutions de pouvoir négligées dans l’histoire préindustrielle québécoise dans une perspective microhistorique. Le parcours de la famille Lauzé dans la seigneurie de Lotbinière entre 1760 et 1850 sera le point de départ de cette enquête. Nous nous intéresserons particulièrement aux relations de cette famille avec l’élite locale, et plus généralement à la position des Lauzé au sein de la hiérarchie paysanne qui caractérise le paysage rural préindustriel. À cette dernière préoccupation sont rattachées d’autres sous questions, notamment le fait de pouvoir identifier s’il y avait de la mobilité sociale au sein de cette famille, ou encore si leur statut social se modifia tout au long de la période étudiée. Ces sous-questions nous aiderons à déterminer si les Lauzé étaient liés de près à l’élite locale ou bien s’ils ne faisaient qu’entretenir des relations sporadiques avec cette dernière.

    Dans les pages qui suivent, la locution « élite lotbinoise » renvoie à un concept précis. Par le terme élite, nous entendons tout individu qui détient une charge publique, c’est-à-dire une fonction accessible par tous, sans formation préalable, dans ce cas nous parlons d’élite institutionnelle. Cette charge peut être accessible par élection, nomination ou cooptation[1]. Cependant, un bémol s’impose, l’occupation d’une charge publique n’est pas garante d’inscrire un individu au sein de l’élite et son contraire est aussi véridique, c’est-à-dire qu’un individu peut faire partie de l’élite sans être dans les institutions. Ainsi, nous n’allons pas tenir compte des Seigneurs, des curés ou toute autre poste élitaire nécessitant une formation ou des atouts préalables. Par contre, nous ne pouvons pas passer à côté de ces individus, puisqu’ils occupent une place importante non seulement dans l’histoire régionale de Lotbinière, mais également dans les jeux de pouvoir locaux et régionaux.

    C’est en fonction de ce cadre théorique que sera conduite l’analyse des réseaux de pouvoir dans Lotbinière, à travers un échantillon de 20 individus. Dans un premier temps, l’analyse du réseau social de la famille Lauzé retiendra notre attention, notamment par l’entremise des parrainages/marrainages. Le réseau social établi, nous serons en mesure dans un deuxième temps de jauger les liens qu’entretenaient les Lauzé avec les familles qui accaparaient les charges de pouvoir locales, familles assimilables à une élite institutionnelle. Enfin, nous poursuivrons notre portrait social des Lauzé en analysant leur niveau de richesse par rapport à la paysannerie de Lotbinière, à l’aide des recensements de 1831 et 1842.

    Bilan historiographique

    Comme la recherche historique est en perpétuelle évolution, l’article qui suit s’insère et puise son inspiration dans une approche historiographie précise. En fait, il fait suite aux études menées par Christian Dessureault et Jean-René Thuot.

    Le premier traite de l’égalitarisme paysan dans l’ancienne société rurale de la vallée du Saint-Laurent. Ainsi, en utilisant des sources, tels les recensements, les actes notariés, les registres d’état civil, Dessureault évalue le niveau de richesse de la paysannerie. En combinant cette évaluation de la richesse avec les moyens de production (la terre, le cheptel et les outils de production), l’auteur parvient à sortir une analyse originale de la société basse-canadienne au début du 19e siècle. Contrairement à ce que l’historiographie a longtemps affirmé[2], c’est-à-dire que la société basse-canadienne était homogène et égalitaire, Dessureault s’est aperçue qu’elle était hétérogène et inégalitaire.

    En ce qui a trait à Thuot, il analyse plus particulièrement les élites locales et leurs institutions. Ainsi, il définit les élites en définissant clairement quelles sont les fonctions qui sont considérées élitaires sur le plan local. Ensuite, il propose un profil socio-économique pour chacune de ces fonctions, nous permettant de discerner l’élite institutionnelle dans un milieu donné.

    C’est dans cette optique que nous allons entamer notre analyse sur les relations de pouvoir entre l’élite institutionnelle et les paysans en nous penchant plus particulièrement sur le cas de la famille Lauzé entre 1760 et 1850 à Lotbinière.

    Terrain d’enquête

    Il faut reculer en 1672 pour contempler le territoire vierge de la seigneurie de Lotbinière. C’est en novembre de la même année que Jean Talon concéda une première concession à René-Louis Chartier. Au cours des années, la seigneurie prendra de l’importance pour acquérir les limites que nous lui connaissons aujourd’hui. Mais qu’en est-il de son territoire?

    La Seigneurie de Lotbinière possède peu de cours d’eau, la rivière du Chêne étant le principal, avec ses affluents, les rivières Boisclair et Huron. Ce manque de cours d’eau rend la colonisation du territoire beaucoup plus difficile. Cependant, près de la berge du St-Laurent, l’accès est très aisé, quoique difficile à certains endroits. Ainsi jusqu’à la Conquête, seulement les abords du fleuve seront défrichés et exploités. Il faut attendre l’établissement du régime anglais pour voir se développer pleinement la région. De plus, les meilleures terres se situent à proximité du St-Laurent et au piémont des Appalaches, pour le reste, soit 80 % du territoire de la seigneurie, la terre est pauvre et ne répond pas aux exigences des grandes cultures ou de l’industrie laitière[3].

    À la fin du 17e siècle, les terres vacantes à proximité de Québec et de l’île d’Orléans sont rares, alors qu’à Lotbinière elles foisonnent. En 1760, seulement le quart de la Seigneurie est peuplée. Ainsi, aux habitations des colons, Lotbinière ne comprend qu’une chapelle et un moulin à farine. En 1814, la paroisse de St-Louis-de-Lotbinière comptait moins de 3 400 habitants[4].

    Les élites et la vie publique à Lotbinière, 1760-1840

    Le couple fondateur de la lignée des Lauzé dans la région de Lotbinière, formé de Jean Lauzé et Marie-Louise Auger, célèbre son mariage en janvier 1771. Déjà à Lotbinière, la vie publique est animée : peu avant leur arrivée dans la région, un conflit s’était développé au sein de la paroisse de St-Louis-de-Lotbinière. Depuis l’arrivée du curé Gatien dans cette paroisse en 1764, de nombreux conflits marquèrent la paroisse entre celui-ci et les paroissiens associés à Joseph Poudrier, marguillier en 1769[5]. Le seigneur de l’endroit avait aussi été impliqué dans ces conflits avec le curé. Un peu plus tard, pendant la période de la révolution américaine, qui s’étend de 1774-1784, certains individus appuyèrent la cause des insurgés américains, dont un nommé Antoine Michel Lapointe et certains de ses amis et connaissances[6]. Le curé et le nouveau seigneur, établis depuis 1768, se montrèrent très fidèles envers leur pays d’adoption, l’Angleterre. Cependant, ce ne sont pas tous les habitants possédant une certaine part du pouvoir qui décidèrent d’être de fidèles sujets. Deux baillis, Batiste Hamel et Baptiste Beaudet, aidèrent les rebelles lors de leur invasion, leur offrant des voitures pour se diriger vers Québec et Pointe-aux-Trembles[7].

    La paroisse de St-Louis-de-Lotbinière vécut un autre conflit qui la déchira de 1807 à 1822. Encore une fois, le curé sera opposé aux marguilliers, et plus tard aux syndics Jean et Louis Legendre, qui possédaient un très fort ascendant sur les 13 autres. Il est important de mentionner que la guerre de 1812-1814 retarda l’acception d’un consensus, même si elle n’affecta pas de façon importante la région. Des bataillons de Lotbinière participeront à la guerre, mais aucun impact ne se fera ressentir dans la paroisse. Même constat pour les rébellions survenues en 1837-38 : il n’y a pas eu de soulèvement dans la région, même si quelques habitants étaient gagnés aux idées patriotes.

    Ces différentes situations nous montrent dans quel contexte ont évolué les élites locales de Lotbinière. Ces conflits et heurts furent autant d’occasions de manifester et de s’impliquer dans la vie publique locale. Ils nous rappellent également que les Lauzé arrivent dans une localité qui a déjà ses réseaux de pouvoir et sa propre dynamique communautaire. Les Lauzé doivent donc s’intégrer à cette dynamique locale particulière, et seront tôt ou tard appelés à se positionner dans les luttes qui se déroulent dans l’espace public lotbinois. Mais jusqu’à quel point? Occuperont-ils des charges de pouvoir au sein de la communauté? Et quels genres de liens entretiennent-ils avec les élites du milieu? La famille Lauzé était-elle influente? Au bout du compte, quel impact social la famille Lauzé a-t-elle pu avoir sur son milieu? Voilà des questions auxquelles nous tenterons de répondre dans cette analyse.

    L’élite institutionnelle et le réseau social des Lauzé

    Nous suivrons donc l’évolution de la famille Lauzé (voir les tableaux 1.1 à 1.4), et ce, à partir de deux individus, Jean Lauzé et Marie-Louise Auger. À partir de ce couple, nous allons ensuite suivre leurs enfants et petits-enfants, donc deux générations. Nous avons mis nos efforts sur les hommes, tout en tentant de recueillir un maximum d’informations sur les femmes. Ainsi, les enfants et petits-enfants faisant partie de notre analyse sont nés à St-Louis-de-Lotbinière. Par contre, nous disqualifions 9 personnes (6 femmes et 3 hommes) par manque d’informations.

    Tableau 1.1 – Enfants de Jean Lauzé et de Marie-Louise Augé nés à Lotbinière

    EnfantsÉpoux (se)
    Jean-BaptisteMarie-Angèle Hamel
    JosephMarguerite Pandelet dit Plaisance
    Marguerite Roireau
    IsaïeMarie-Jacques Pierre
    AmableMarguerite Tousignant
    HubertMarie-Reine Chêne
    Marie-VictoireAugustin Beaudet
    Marie-LouiseCharles Boisvert
    AngéliqueJoseph Houde dit Durocher

    Tableau 1.2 – Enfants de Joseph Lauzé et de Marguerite Pandelet dit Plaisance nés à Lotbinière

    EnfantsÉpoux (se)
    JosephSophie Augé
    NarcisseLuce Lemay
    AlexandreScholastique Demers
    HubertMarguerite Beaudet
    Marguerite Richard

    Tableau 1.3 – Enfants de Jean-Baptiste Lauzé et de Marie-Angèle Hamel nés à Lotbinière

    EnfantsÉpoux (se)
    JérômeHélène Bernier
    JérémieMarguerite Déry
    MargueriteAmbroise Pérusse

    Tableau 1.4 – Enfants d’Isaïe Lauzé et de Marie-Jacques Pierre nés à Lotbinière

    EnfantsÉpoux (se)
    IsaacMarie-Hermine Augé
    IsaïeCatherine Lord
    OdélieAmbroise de Laine
    Marie-ZéphireLazare Houde

    Ainsi, dans cette analyse, nous tenterons de trouver s’il y avait des liens privilégiés entre la famille Lauzé et l’élite, telle que définie. Cette élite institutionnelle est entre autres constituée, dans les milieux ruraux, par les officiers de milice, les baillis, les marguilliers, les juges de paix, et les syndics paroissiaux. Toutes ces charges de pouvoir permettent d’avoir une certaine influence sur la scène locale, et ce, à différents niveaux. Pour notre part, nous concentrerons nos efforts sur quelques marguilliers[8], les baillis (tableau 2) et les capitaines de milice (tableau 3) de Lotbinière. Sans étudier directement la part de l’élite lotbinoise qui participe à animer l’appareil de pouvoir local, nous allons tenter de déceler les liens qui pourraient lier la famille Lauzé à elle. Pour l’instant, le constat est simple : les listes consultées ne laissent pas voir de membres de la famille Lauzé parmi les individus ayant occupé les charges de baillis et de capitaines de milice (voir les tableaux 2 et 3).

    Tableau 2 – Nom des baillis avec leur année de service

    Capitaines de miliceNommé/décès
    Joseph Auger1762-
    Jean Leclerc1776-1790
    François Bélanger-1811
    Jean-Baptiste Lemay-1812
    Pierre Leclerc-1835
    Source : Louis Paradis, op. cit. p. 412. 

    Tableau 3 – Nom des capitaines de milice avec l’année de leur nomination et celle de leur décès

    AnnéeBaillis
    1770Jean Leclerc
    1770Jacques Tousignant
    1770Louis Leclerc
    1770P. Pandelet dit Plaisance
    1771Jean LeClair
    1771Joseph Pierre Lemay
    1771Joseph Thérau
    1773Baptiste Hamel
    1773Michel Leclair
    1773Baptiste Beaudet
    Source : Denis Racine dans la revue L’ancêtre.

    Pour jauger l’influence possible de la famille Lauzé au sein de la fabrique paroissiale, nous n’avons malheureusement pour seule source qu’une très brève liste de marguilliers. Pour la paroisse étudiée, nous allons maintenant tenter de découvrir si les Lauzé auraient pu accéder au poste de marguillier pendant la période concernée. Qui parmi eux auraient pu être recrutés?

    Commençons par établir les « prérequis[9] » pour la fonction de marguilliers. Pour ce faire, nous allons nous référer à un article de Christian Dessureault et Christine Hudon. Selon ces deux auteurs, le statut socio-économique représente un facteur de choix dans la sélection des marguilliers[10]. Ainsi, ils constatent que dans les paroisses de Saint-Hyacinthe, La Présentation, Saint-Damase et Saint-Césaire, que les marguilliers possèdent deux fois plus de terres que la moyenne des paysans et qu’ils produisent aussi deux fois plus qu’eux[11]. Si on regarde les statistiques des tableaux 4, 4.1 et 4.2, nous constatons que les Lauzé, lors du recensement de 1831 répondent à ces caractéristiques.

    Les deux auteurs font ressortir aussi quelques facteurs qui influent sur le choix des marguilliers. Premièrement, seulement les hommes d’un certain âge peuvent obtenir le poste. Deuxièmement, ils doivent avoir une bonne conduite morale et religieuse et finalement, ils doivent être propriétaires fonciers[12]. En transposant ces critères à la famille Lauzé, on peut d’emblée éliminer toutes les femmes. Ensuite, puisqu’ils ne sont pas d’âge mûr nous ne considérons pas les petits-enfants de notre couple d’origine, et ce, autant en 1831, qu’en 1842, ce qui nous ramène à quatre candidats. Par contre, Jean Lauzé (premier habitant de la famille à Lotbinière) meurt en 1803. De plus, Isaie Lauzé ne possède pas suffisamment de terre et sa production est trop faible pour faire partie des candidats. Ainsi donc, seulement deux Lauzé répondent aux critères, Jean-Baptiste et Joseph Lauzé. Néanmoins, lors de notre analyse nous n’avons décelé aucune mention de marguilliers attachée à leurs noms.

    Ainsi, selon les deux recensements et les critères fournis par l’article de Dessureault et Hudon, nous pouvons en conclure qu’il était fort peu probable qu’un Lauzé ait occupé la fonction de marguilliers pendant la période qui nous préoccupe.

    Les mariages

    Lorsqu’on jette un œil sur les mariages des 20 individus[13] faisant partie de notre échantillon, nous remarquons d’emblée que 100 % des hommes sont des agriculteurs et que 80 % des femmes ont marié un agriculteur. Sur les 19 enfants et petits-enfants, seulement deux hommes vont se marier ailleurs que dans la paroisse de St-Louis. Les trois mariages avec la famille Beaudet et trois autres avec la famille Auger, nous suggèrent que les Lauzé et ces deux familles possédaient un réseau social très uni[14]. À la lumière de ces observations, on constate que les Lauzé sont fortement imbriqués dans un réseau social d’agriculteurs. Ce type de réseau ne les exclut pas nécessairement de l’élite lotbinoise[15], mais pour en faire partie ils doivent soit faire partie des agriculteurs riches, soit posséder un réseau social leur permettant d’être en contact avec les structures de pouvoir et ainsi, les influencer.

    Parrainage et marrainage

    En scrutant attentivement les parrainages et les marrainages des enfants et petits enfants de notre premier couple lotbinois, nous serons en mesure d’établir s’il y avait des liens, ou non, entre les Lauzé et l’élite locale. Cependant, nous n’avons pas pris en considération les enfants des filles Lauzé, puisque les femmes s’insèrent dans un réseau de famille en dehors de celle des Lauzé. Lorsqu’on regarde le parrainage/marrainage des enfants de Jean Lauzé et Marie-Louise Auger, sur 5 enfants[16], il y a 3 marraines appartenant à la famille Lemay, une à celle des Auger et une autre à celle des Héros. Pour les parrains, il y a un Auger, un Tousignant, un Houde, un Beaudet et un Bélanger.

    Pour ce qui est des petits-enfants sur 9 personnes[17], il y a trois marraines appartenant à la famille Lauzé, deux Pandelet, une Tousignant, une Lemay, une Roireau et une Jacques. Du côté des parrains, il y a un Hamel, un Rivard, quatre Lauzé, un Pandelet et deux Jacques Pierre.

    Ce qui ressort de ces résultats, c’est que le parrainage/marrainage s’effectue en grande partie à l’intérieur même de la famille Lauzé ou bien dans la belle-famille. Ainsi, sur 28 parrains et marraines, il y en a 15, soit près de 54 %, qui font partie de la famille proche. Pour le reste, une partie d’entre eux pourraient faire partie de la famille, mais nos recherches ne nous ont pas permis de le découvrir. Par contre, rien ne nous confirme qu’ils fussent en relation avec l’élite lotbinoise. Même si certains noms de famille concordent lorsqu’on pratique des jumelages avec la liste du personnel institutionnel local et celle des parrains et des marraines[18], nous ne pouvons pas affirmer que la famille Lauzé possédât des liens sociaux avec l’élite lotbinoise, puisque nous n’avons pas eu le temps nécessaire pour faire un arbre généalogique des élites institutionnelles de Lotbinière. Ainsi, nous pouvons seulement comparer les noms des élites avec la famille Lauzé et non les deux familles complètes entrent elles.

    Le niveau de richesse des Lauzé et le statut élitaire

    Si les Lauzé n’entretiennent pas à première vue de liens privilégiés avec les tenants du pouvoir institutionnel à Lotbinière, pourraient-ils tout de même faire partie de l’élite rurale en fonction d’autres attributs sociaux ou économiques? Comment les situer au sein des hiérarchies paysannes? Nous allons mesurer le niveau de richesse de la famille Lauzé pour éclaircir cet aspect, en nous appuyant sur les recensements faits pour la paroisse de St-Louis-de-Lotbinière en 1831 et 1842. Les données amassées sur la famille Lauzé seront comparées à celles de la moyenne paysanne lotbinoise calculée à partir de ces mêmes recensements. Pour le recensement de 1831, nous avons réussi à obtenir des informations de trois individus (Isaie, Jean et Joseph Lauzé), tandis que pour celui de 1842, on ajoute 4 personnes, soit les enfants de Joseph Lauzé (Joseph fils, Alexandre, qui possède une production nulle lors du recensement de 1842, Hubert et Narcisse). Cependant, le deuxième recensement est beaucoup moins représentatif du niveau réel de la richesse de la famille Lauzé, puisque les quatre enfants viennent de s’installer, faisant chuter la moyenne de la famille dans tous les domaines (cheptel, production, terres possédées et cultivées) [19]. Néanmoins, toutes les familles de Lotbinière, doivent, à un moment de leur histoire, intégrer de nouveaux membres au sein de leur famille, faisant diminuer leur moyenne et par le fait même rééquilibrant la moyenne de l’ensemble de la région.

    Au recensement de 1831 (tableau 4, 4.1 et 4.2), on constate que les Lauzé se situent au-dessus de la moyenne locale. Mais lors du recensement de 1842, ils s’approchent de la moyenne paysanne (voir les tableaux 5, 5.1 et 5.2). Donc, pouvons-nous en conclure qu’ils faisaient partie de l’élite lotbinoise? La réponse n’est pas très nette à ce sujet. Bien qu’ils possédaient en moyenne plus d’arpents que la paysannerie de la région et qu’ils produisaient presque deux fois plus que cette dernière, nous ne pouvons pas affirmer avec certitude qu’ils faisaient partie de l’élite agricole de leur région. Cependant, nous pouvons affirmer, selon le recensement de 1831, qu’ils étaient une famille plus riche que la moyenne de la paysannerie. Par contre, en 1842, les données changent, et ils se retrouvent à représenter une famille moyenne de la paysannerie lotbinoise, notamment à cause de l’arrivée de quatre jeunes producteurs au sein de la famille.

    Le recensement nous permet tout de même de deviner la présence d’une élite au sein de la paysannerie lotbinoise en cette première moitié de 19e siècle. Pour l’établir avec certitude, nous aurions dû classer tous les cultivateurs de la paroisse de St-Louis-de-Lotbinière et ensuite établir une hiérarchie selon leur richesse. Malheureusement, nous n’avons pas eu le temps nécessaire pour effectuer cette tâche. Nous pouvons seulement placer la famille Lauzé selon la moyenne des recensements de 1831 et 1842.

    Tableau 4 – Comparaison de la superficie moyenne des terres possédées entre la famille Lauzé et la paysannerie lotbinoise au recensement de 1831

    Superficie moyenne des terres possédées en arpents
    Lauzé124
    Paysannerie99

    Tableau 4.1 – Comparaison du nombre de minots moyen produit entre la famille Lauzé et la paysannerie lotbinoise au recensement de 1831

    LauzéPaysannerie
    Blé12766
    Orge01
    Seigle00
    Avoine11366
    Pois177
    Blé d’Inde00
    Blé de sarrasin181
    Patates21591

    Tableau 4.2 – Comparaison du cheptel de la famille Lauzé à celui de la paysannerie lotbinoise selon le recensement de 1831

    LauzéPaysannerie
    Bêtes à cornes137
    Chevaux53
    Moutons3012
    Cochons86
    Source pour les tableaux 4, 4.1 et 4.2 : BAnC, Recensement général du Québec pour l’année 1831, paroisse de St-Louis-de-Lotbinière.

    Tableau 5 – Comparaison de la superficie moyenne des terres possédées entre la famille Lauzé et la paysannerie lotbinoise au recensement de 1842

    Superficie moyenne des terres possédées en arpents
    Lauzé113
    Paysannerie85

    Tableau 5.1 – Comparaison du nombre de minots moyen produit entre la famille Lauzé et la paysannerie lotbinoise au recensement de 1842

    LauzéPaysannerie
    Blé30
    Orge32
    Seigle01
    Avoine134127
    Pois1812
    Blé d’Inde00
    Blé de sarrasin85
    Patates14214

    Tableau 5.2 – Comparaison du cheptel de la famille Lauzé à celui de la paysannerie lotbinoise selon le recensement de 1842

    LauzéPaysannerie
    Bêtes à cornes86
    Chevaux22
    Moutons167
    Cochons33
    Source pour les tableaux 5, 5.1 et 5.2 : BAnC, Recensement général du Québec pour l’année 1842, paroisse de St-Louis-de-Lotbinière.

    Un cas particulier, Joseph Lauzé

    Pour aller un peu plus loin dans la définition des statuts sociaux des membres de la famille Lauzé, nous terminons ce parcours par l’analyse d’un inventaire après décès. Bien qu’un seul inventaire ne soit aucunement représentatif du niveau de richesse ou du statut de la famille Lauzé, nous allons tout de même explorer cette avenue et tenter d’en tirer un maximum d’informations. L’inventaire que nous possédons, daté du 6 juillet 1821, a été produit pour le ménage de Joseph Lauzé et feue Marguerite Pandelet dit Plaisance. Étant donné que nous possédons de nombreuses données concernant Joseph Lauzé puisqu’il apparaît aux recensements de 1831 et 1842, nous pourrons mieux suivre l’évolution socio-économique de ce dernier.

    Lorsqu’on regarde le nombre de bêtes possédées par Joseph en 1821, on constate qu’il ne fait pas partie de la strate supérieure de la paysannerie, mais au cours des années son statut changera. Selon Christian Dessureault, qui a étudié les inventaires après décès dans la région de St-Hyacinthe, la haute strate paysanne est composée de familles qui sont « fort bien pourvues tant en animaux de travail qu’en animaux d’élevage et de reproduction. », et ils représentent 20 % des ménages maskoutains au total[20]. D’après ces données, le 20 % des familles bien nanties possède environ plus de 11 bovins, plus de 4 bœufs, plus de 3 chevaux, plus de 11 moutons, plus de 21 volailles et plus de 7 porcins[21]. Quant à Joseph Lauzé, il possède 7 vaches, une jument et un poulin, une paire de bœufs et un petit bœuf, 7 cochons, 16 moutons et 20 poules[22]. Dix ans plus tard, il possédera 13 bêtes à cornes, 4 chevaux, 48 moutons et 10 cochons[23]. Et en 1842, c’est le nombre de moutons qui surprend, il passe ainsi de 48 à 65 moutons, alors que la moyenne de la paysannerie lotbinoise est de 7[24]. Lorsqu’on compare les trois groupes de données ensemble, on remarque que Joseph Lauzé se spécialisa dans l’élevage de moutons, passant de 16 en 1821 à 65 en 1842.

    Comme la moyenne paysanne de 1831 et de 1842 ne nous permet pas de classer Joseph dans une catégorie plus précise, nous pouvons affirmer qu’il faisait partie des paysans bien nantis. Surtout de par la place prépondérante qu’occupe son troupeau de moutons et par l’écart qui le sépare de la moyenne paysanne dans les différentes productions. Dans la majorité des cas, il produisait deux fois plus, mais quelques fois, comme pour le cas des patates et du blé[25], il produisait trois fois plus que la moyenne de Lotbinière.

    Ainsi, on peut facilement s’imaginer le rythme de vie de cet homme. Cultivateur, il devait être aisément capable de subvenir à ses besoins vestimentaires, par l’apport important de laine que produisait son troupeau et en fonction de la vente des surplus écoulés sur les marchés locaux. De plus, autant en 1831 qu’en 1842, il produisait deux fois plus de céréales que la moyenne paysanne de Lotbinière, autre indice probant de son autonomie économique.

    Ce cas particulier, analysé plus en détail, nous démontre bien « que la place de la paysannerie dans la structure sociale, n’est pas simple à déterminer[26] ». Et encore moins la place de la famille Lauzé par rapport à l’élite locale de Lotbinière. Dans cette analyse, nous avons tenu compte de la moyenne de la famille et non de chaque individu pour faciliter notre démarche. Par contre, par l’étude de ce cas particulier, on constate qu’il y a autant d’inégalités au sein de la famille Lauzé qu’il y en a au sein de la paysannerie en général. On peut constater cet état de fait puisqu’au sein de ces deux groupes, la terre, le cheptel et les outils de production varient autant en qualité qu’en quantité. Ainsi, une grande terre peut produire moins qu’une petite terre possédant un sol adéquat pour la culture. De plus, un agriculteur possédant les outils et le cheptel adéquats va augmenter sa production comparativement à un autre qui les possède en quantité et en qualité réduites. Nous pouvons donc conclure que Joseph Lauzé avait probablement beaucoup plus d’influence sur sa communauté que pouvaient en avoir ses frères et sœurs, puisqu’il est le plus grand producteur et éleveur de sa famille en 1842 et qu’il peut aisément vendre ses surplus pour augmenter ses bénéfices.

    Conclusion

    À la lumière de toutes les informations que nous venons d’analyser, nous sommes plus aptes à établir le type de relation qu’entretenait la famille Lauzé avec l’élite lotbinoise de la première moitié du 19e siècle. Par contre, comme les travaux de Christian Dessureault nous le démontrent, il est très difficile d’établir avec certitude la place des différents groupes paysans au sein des groupes élitaires. Rappelons un peu les faits.

    Dans un premier temps, nous avons analysé le réseau social de la famille Lauzé pour tenter d’y découvrir des liens avec l’élite lotbinoise. Rien ne nous laisse croire en de tels liens. Les Lauzé et l’élite institutionnelle n’étaient pas unis par des mariages; de plus, le réseau social des Lauzé ne rejoint pas celui de l’élite. Comme nous l’avons mentionné en début d’analyse, nous avons manqué de temps pour construire l’arbre généalogique des élites. Si cet arbre venait à être construit, nous serions plus en mesure d’établir avec certitude les liens entre les Lauzé et l’élite, mais pour l’instant, rien ne nous confirme qu’ils fussent liés.

    Ensuite, nous nous sommes aperçus que la famille Lauzé se situait au-dessus de la moyenne paysanne de Lotbinière en termes de niveaux de richesse. Enfin, selon l’analyse du cas de Joseph Lauzé, nous avons découvert qu’il y avait de fortes inégalités au sein même de la famille. Il était cependant le plus apte à posséder des liens avec le pouvoir local.

    Lors de notre analyse, nous avons touché à deux questions outre notre problématique principale. La première touche la mobilité sociale. Fermement implantée dans le milieu agricole, on peut remarquer qu’il y a très peu de disparités entre les membres et par le fait même entre les statuts sociaux. L’appartenance à la classe moyenne semble s’être confirmée dans l’examen des liens entre les Lauzé et l’élite institutionnelle, qui semblent à tout le moins ténus à ce stade de l’enquête; l’absence de tels liens n’exclut toutefois pas que certains membres de la famille Lauzé, à l’instar de Joseph, aient pu appartenir à une certaine élite locale, définie par exemple à partir du seul critère de la richesse.

    Références

    [1] Jean-René Thuot, « Élites locales, institutions et fonctions publiques dans la paroisse de Saint-Roch-de-l’Achigan, de 1810 à 1840 », Revue d’Histoire de l’Amérique Française, vol. 57, no2, (automne 2003), p. 178.

    [2] Christian Dessureault, « L’égalitarisme paysan dans l’ancienne société rurale de la vallée du Saint-Laurent : éléments pour une ré-interprétation », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 40, no 3 (hiver 1987), p. 375.

    [3] Roch Sansom, dir., Histoire de Lévis-Lotbinière, Tome 8. Québec, Institution québécoise de recherche sur la culture, coll. « Les régions du Québec », 1996, p. 38.

    [4] Louis Paradis, Les annales de Lotbinière – 1672-1933, Québec, Des ateliers de l’Action Catholique, 1933, p. 236. Selon cet auteur, les chiffres disponibles de 3 400 personnes sont exagérés, puisqu’en 1855 le recensement donne 3 432 personnes. La croissance de la population est donc trop faible dans une période de colonisation forte, ce qui le porte à croire que la population de 1814 était inférieure à 3 400 personnes.

    [5] Ibid., p. 144.

    [6] Louis Paradis, op. cit., p. 160.

    [7] Ibid., p. 159.

    [8] Nous avons réussi à obtenir quelques noms, dont ceux de Joseph Poudrier, 1769, Joseph Côté, 1808, et Louis Legendre, 1818. Louis Paradis, op. cit., p. 146-188 et 204.

    [9] On se rappellera que les fonctions que nous étudions ne nécessitent aucun prérequis, cependant dans ce cas, certains statuts favorisent l’obtention de la charge publique.

    [10] Christian Dessureault et Christine Hudon, « Conflits sociaux et élites locales au Bas-Canada : le clergé, les notables, la paysannerie et le contrôle de la fabrique », The Canadian Historical Review, vol. 80, no 3 (septembre 1999), p. 424.

    [11] Ibid., p. 425.

    [12] Christian Dessureault et Christine Hudon, op.cit., p. 420.

    [13] De ce nombre, on compte notre couple de départ ainsi que 8 enfants, 5 hommes et 3 femmes, et 11 petits-enfants, 8 hommes et 3 femmes.

    [14] Christian Dessureault, « Mobilité sociale et généalogie : la descendance de Joseph Plamondon et de Marguerite Marest, de 1741 à 1876 », Mémoires de la Société Généalogique Canadienne-française, vol. 53, no 1, cahier 231 (printemps 2002), p. 57. Dans cet article, Dessureault nous spécifie que les Plamondon possèdent un réseau familial fortement imbriqué par l’union de trois Marest, ainsi que de trois Drolet. Ainsi, nous avons fait un parallèle avec les Auger et les Beaudet. Louis Lavallée, « Les solidarités », dans La Prairie en Nouvelle-France, 1647-1760, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1992, p. 141-181. Cet article étudie en détail les relations matrimoniales dans les milieux ruraux primitifs, l’auteur définit ces types de mariages par le terme « remarquable ». Un type de mariage visant à contrer l’émiettement du patrimoine familial et à favoriser le développement d’un réseau social.

    [15] Comme le mentionne Dessureault : « la stratification classique, par groupe socio-professionnel, résiste mal à cette hiérarchie interne de la paysannerie. » En d’autres termes, l’élite n’est pas seulement représentée par les Seigneurs, le Clergé et autre, mais qu’au sein même de la paysannerie on trouve divers groupes de personnes, dont une élite. Christian Dessureault, « L’égalitarisme paysan… », op. cit., p. 406.

    [16] Nous avons été incapable de trouver le parrain et la marraine du 6e enfant.

    [17] 2 parrains et marraines n’ont pas été trouvés.

    [18] Voir les tableaux 2 et 3 de la page 7.

    [19] Christian Dessureault, « L’égalitarisme paysan… », op. cit., p. 399. Il mentionne dans cet article que « ce sont ces jeunes ménages qui enregistrent les actifs les moins considérables. »

    [20] Christian Dessureault, « L’égalitarisme paysan… », op. cit., p. 395.

    [21] Il s’agit d’un calcul approximatif selon les données du tableau 6B de la page 394, de l’article précédemment cité.

    [22] ANQ, greffe du notaire A.C. de la Chevrotière, no 3508, inventaire après décès du 6 juillet 1821.

    [23] BAnC, recensement général du Québec pour l’année 1831, paroisse de St-Louis-de-Lotbinière.

    [24] BAnC, recensement général du Québec pour l’année 1842, paroisse de St-Louis-de-Lotbinière.

    [25] Pour ce qui est du blé, la production chute drastiquement en 1842. Cette chute est commune à l’ensemble de la région qui se voit touché par la mouche à blé, qui fait son apparition en 1835 et qui ne disparaîtra pas avant 1845. Roch Samson, dir., Histoire de Lévis-Lotbinière, op. cit., p. 135.

    [26] Christian Dessureault, « L’égalitarisme paysan dans l’ancienne société rurale… », op. cit., p. 406.